“Chacun suit la voie où l’entraînent ses goûts”. Cette citation de François Ponsard sous-entend qu’il y a plusieurs voies et parallèlement plusieurs goûts. Sucré, caféiné ou chocolaté, chacun connait ces saveurs et est libre de les consommer à souhait. Mais ce n’a pas toujours été le cas. Le sucre, le café et le chocolat proviennent de trois plantes exotiques, la canne à sucre, le caféier et le cacaotier, aux formes et aux fruits différents. Elles sont originaires de trois continents distincts où un nombre restreint de personnes les consommait. Peu à peu, ces plantes se sont diffusées et une vraie économie de marché est née. Pour satisfaire la demande incessante et avoir le monopole du marché, l’humanité choisira plusieurs voies: la religion, l’esclavage, la guerre, et jusqu’à la science.
Ainsi, pourquoi ces trois plantes ont représenté un enjeu de taille du XVI au XVIIIème siècle? Des origines régionales jusqu’au développement mondial, revenons sur l’histoire du sucre, du café, et du chocolat.
Origines
Le sucre, le café et le chocolat proviennent chacun d’une localité différente du globe.
Commençons tout d’abord par le café. Il provient d’un petit arbuste qui donne des fruits: “les cerises”, ce sont elles qui renferment les deux fèves de café. Le caféier est historiquement originaire d’Éthiopie, dans la province de Kaffa. Concernant sa découverte, on raconte habituellement une légende. Un soir, le berger Kahldi d’Abyssinie (actuelle Éthiopie) surprit ses chèvres en train de manger les baies rouges d’un arbuste qu’il crut d’abord nocives. Inquiet, il observa ses bêtes. Ayant remarqué l’excitation qui s’emparait de son troupeau, il se rendit au monastère de Cheodet et conta son histoire aux moines. Ces derniers décidèrent d’aller cueillir ces fruits, les firent sécher et préparèrent une infusion qu’ils burent avec délice.
Le chocolat, quant à lui, est originaire d’Amérique. Le cacaotier se rencontre à l’état naturel dans les étages inférieurs des forêts humides d’Amérique tropicale. Issu de la langue nahuatl parlée entre autre par les Aztèques, le mot chocolat est une transformation du mot xocolatl. A l’origine, c’est une boisson élaborée à partir de fèves de cacao, de vanille et de piment, une boisson mousseuse, épaisse et amère. Les Olmèques (1500 à 400 av. JC) furent certainement les premiers humains à le déguster et le cultiver au Mexique, suivi par les Aztèques (1400 av. JC) et les Mayas (600 av. JC.).
Autre plante, autre origine. Le sucre viendrait d’Asie du Sud-Est et du Pacifique. Les habitants mâchaient initialement la tige de la canne à sucre pour en extraire le suc. La fabrication du sucre aurait commencé dans le Nord-Est de l’Inde ou dans le Pacifique Sud respectivement vers 10000 ou 6000 avant J.-C. C’est également en Inde qu’on aurait découvert comment purifier et cristalliser le sucre vers l’an 350.
Le sucre, le café et le chocolat ne furent pas dès leurs découvertes des éléments essentiels et courants utilisés en cuisine. A leurs origines, on leur accordé des propriétés alternatives.
En premier lieu, le café et le chocolat seraient liés aux Dieux. Après avoir bu leur café, les moines du monastère Cheodet furent gagnés par une agitation fébrile qu’ils assimilèrent à une révélation divine. De plus, cela leur permit de prolonger les veillées de méditation. Aucun doute donc que cette plante fut envoyée par Dieu. Concernant le chocolat, c’est avant tout un symbole d’abondance qui est employé lors de rituels religieux. La civilisation Maya cultivait les cacaotiers sous les ordres du roi Hunahpu, et utilisait les fèves comme une source de breuvage rituel ou pour des offrandes. Les Aztèques, eux, associaient cette boisson à leur déesse de la fertilité, Xochiquetzal. Pour les Toltèques, le cacao était au Xe siècle destiné au roi et prêtre Quetzalcóatl, considéré comme un demi-dieu, qui aurait ramené l’arbre de la vie. Les fèves contiennent ainsi des effets divins, comme élever l’esprit et guérir des maux du corps.
Ces aspects divins mis à part, le sucre, le café et le chocolat étaient utilisés à des fins thérapeutiques. Ils permettaient du lutter contre la fatigue, la faim, le rhume, ils purifiaient le corps et donnaient de l’énergie (le café, de son nom d’origine « qawah » signifie force et vitalité).
Les débuts de l’expansion
Rien ne prédestinait le sucre, le café et le chocolat à l’explosion mondiale qui allait suivre. Cependant, le rôle de ces denrées va rapidement changer avec leur expansion, jusqu’à devenir des enjeux économiques primordiaux. La course au monopole est alors ouverte mondialement, avec ses désastres humains, sociaux, et écologiques.
Alors que le sucre, le café et le chocolat étaient originaire de trois continents différents, un quatrième va finalement en avoir le monopole : l’Europe.
Le sucre est le premier à s’installer en Europe. Au XIIIème siècle, son marché est organisé, mis en œuvre et transféré par un capitalisme vénitien et génois. Quelques années plus tard, un deuxième paradigme sucrier naît avec les Portugais au XVème siècle. L’exploitation du sucre se développe rapidement (Ceuta, Canaries, Madère). La demande augmente avec une telle intensité que la méditerranée atlantique n’est alors pas assez étendue, ainsi, on se déplace aux Caraïbes. Les Espagnols commencent l’exploitation sucrière à Hispaniola (Saint-Domingue), à Cuba, en Jamaïque et à PortoRico, puis plus tardivement dans les Antilles françaises, terres au départ seulement de peuplement. Concernant ce marché sucrier, en 1812, une révolution française va modifier ce trafic sucrier avec le sucre issu de la betterave (Delessert).
Si l’on se concentre sur le café, en France, c’est en 1714, au Jardin des plantes à Paris que voit le jour le premier caféier, l’ancêtre de tous les plants des colonies françaises. Produit rare, il était extrêmement cher en Europe avant son développement dans les colonies hollandaises puis françaises et espagnoles. Les premiers caféiers d’Amérique furent introduits au Suriname par les Hollandais, en 1718. En 1720, le capitaine Gabriel de Clieu est autorisé à revenir en Martinique avec des plants ramenés d’Amsterdam. La culture du café s’étend ainsi à la Guyane, puis à la Guadeloupe et à Saint Domingue. En 1789, sur 39 000 tonnes de café importé en France, les 5/6, soit 34 000 viennent de Saint-Domingue, dont la production caféière rapporte presque autant que celle du sucre.
Enfin, pour le chocolat, la première expédition commerciale en Europe fut entre Veracruz et Séville, et daterait de 1585. Comme pour le sucre, les espagnols l’introduisent en Amérique, réduisant en esclavage les Mésoaméricains. Après avoir exporté le chocolat sur le continent américain, les Européens l’exportent sur le continent africain lors de sa colonisation. La production du chocolat baisse alors drastiquement en Amérique et l’Afrique devient premier producteur de cacao au monde. Le monopole européen va par-dessus tout se construire sur les différentes déclinaisons et créations du chocolat. En 1821, l’Anglais Cadbury produit le premier chocolat noir à croquer. Les chocolateries industrielles commencent à se développer. En 1828, le néerlandais Van Houten dépose un brevet pour le chocolat en poudre. En 1847, le chocolat en tablette est commercialisé par la société anglaise Fry. Le début des années 1880 marque le développement de l’industrie chocolatière belge (Côte d’or). Au début des années 1920 apparaissent les premières barres chocolatées, le hollandais Kwatta invente les premières barres de chocolat et le hollandais Nuts sa barre aux noisettes éponyme.
L’esclavage
L’engouement pour ces trois produits pousse à une plantation massive afin d’assurer le marché. Dans les plantations de canne à sucre principalement mais aussi de cacao, la main d’œuvre manque ainsi le recours aux esclaves est récurrent. Si dans un premier temps, les colons exploitent les populations locales indigènes, l’arrivée d’esclaves noirs venus d’Afrique est extrêmement rapide. La traite négrière débute avec l’exploitation du sucre dès 1642. Les conditions inhumaines de la traite sont connues: entassement maximal, chaines, épidémies, sévices, vente aux enchères. L’esclave n’était pas considéré comme une personne mais comme un ‘objet animé’ : un être humain, certes avec une âme, mais qui n’avait pas de droit sur lui-même. Le commerce triangulaire voit le jour. Il consistait à envoyer des navires européens chargés de produits manufacturés, de tissus, d’armes et d’alcool vers les côtes africaines, où ces marchandises étaient échangées contre des esclaves. Ceux-ci à leur tour étaient transportés vers les Antilles et les Amériques où ils étaient vendus. Les navires revenaient ensuite en Europe chargés de produits exotiques dont le sucre, le café et le chocolat, revendus à prix d’or sur le continent. Si nous prenons l’exemple du Brésil, roi de la culture du café et du sucre, on compte 43 000 esclaves noirs arrivés dans le pays par an dans les années 1820.
François Ponsard a écrit “chacun suit la voie où l’entraînent ses goûts”, et parce que l’humanité a découvert le plaisir de consommer le sucre, la café et le chocolat, elle a aussi suivi plusieurs voies: de cette course mondiale pour en avoir le monopole, de ce désir de favoriser leur économie et d’assouvir la demande, les grandes puissances se sont vouées à des guerres sans fins, à des conflits politiques, à un esclavage sans précédent, à la destruction de petites exploitations, de la nature, de peuples indigènes. Néanmoins, même si les médecins, les nutritionnistes et les scientifiques insistent sur les nombreux effets négatifs de leur consommation, peut-on s’imaginer aujourd’hui sans sucre, sans café et sans chocolat? Ironiquement, après avoir réduit en esclavage des millions d’Indiens et d’Africains pour leur production, celle-ci menant à leur mondialisation, ne sommes-nous pas tous aujourd’hui, esclave du sucre, du café et du chocolat?
Article écrit par C.Cellier